12/17/2024 | News release | Distributed by Public on 12/17/2024 10:51
Le réalisateur de I Am Not Your Negro raconte les secrets de fabrication de son nouveau documentaire consacré à Ernest Cole, ce photographe sud-africain qui fut le premier à exposer au monde les horreurs de l'Apartheid et contraint, à seulement 27 ans, à un exil définitif. Un film couronné de l'Œil d'or au dernier Festival de Cannes - ex aequo avec Les Filles du Nil de Nada Riyadh et Ayman El Amir.
Quand naît l'idée de réaliser un documentaire sur Ernest Cole ? Est-ce dans la foulée de votre précédent projet, la série Exterminez toutes ces brutes, ou l'aviez-vous en tête bien avant ?
Raoul Peck : Dans toute ma carrière, je n'ai jamais pu me permettre de travailler sur un seul projet à la fois. C'est aussi la raison pour laquelle je suis devenu producteur. Pour avoir la liberté de dire non comme celle de ne pas avoir à demander la permission pour faire un film. Ernest Cole, photographe s'inscrit dans la famille de mes films qui ont permis la redécouverte de certains personnages restés trop longtemps dans l'ombre au point d'être oubliés. Ce fut le cas pour Patrice Lumumba avec Lumumba, pour James Baldwin avec I Am Not Your Negro et maintenant avec Ernest Cole. C'est aussi ça mon travail : un devoir de mémoire pour éviter à des choses essentielles de disparaître. Car derrière l'histoire de Cole, il y a celle de toute une génération qui fut, comme lui, exilée : de jeunes auteurs, sculpteurs, musiciens… pour la plupart oubliés aujourd'hui, y compris dans leur Afrique du Sud natale.
Quand et comment aviez-vous entendu parler de lui ?
J'ai eu la chance à 17 ans d'aller étudier à Berlin, une ville cosmopolite mais surtout très politisée. Tous mes amis d'université étaient des Brésiliens en exil, des Iraniens en exil, des membres en exil du Congrès national africain qui possédaient un bureau sur place… À cette époque, l'Afrique était en train de se libérer et ce sont ces gens-là qui ont éduqué le jeune Haïtien en exil que j'étais, alors que mon pays vivait sous le joug d'une dictature. J'avais d'ailleurs pleinement conscience que je devais rentrer en Haïti après mes études pour me battre et éventuellement me faire tuer. Comme la génération qui m'avait précédé. Nous nous servions tous des photos de Cole pour appuyer nos combats mais sans prendre réellement la mesure de l'immense artiste qu'il était. Nous trouvions juste que ses clichés appuyaient à merveille notre cause. Nous les utilisions pour des pamphlets, des articles, des manifestations…
À quel moment Ernest Cole va-t-il revenir dans votre vie ?
En deux temps. D'abord en découvrant son livre House of Bondage [publié pour la première fois en 1967 - NDLR] qui constitue un choc pour moi. Puis bien plus tard, il y a six ou sept ans environ, après la sortie de I Am Not Your Negro, quand sa famille me contacte et me demande si j'aimerais faire un film sur lui. Et là, soudain, tout est remonté à la surface.
Avez-vous accepté tout de suite ?
Non. J'ai commencé par décliner car à ce moment-là, je terminais ma série documentaire Exterminez toutes ces brutes. Je n'avais pas le temps mais je leur ai proposé mon aide pour ses archives qu'ils étaient en train de rapatrier en Afrique du Sud et pour financer leur numérisation. Pour moi qui suis fou d'archives, cela constituait un trésor inestimable.
Et pourtant ce film, vous allez vous en emparer. Qu'est-ce qui vous fait changer d'avis ?
Le temps qui passe m'a permis d'entrevoir un film possible. Pour que je me lance dans un projet, il faut évidemment que le sujet me passionne - il se trouve que j'ai moi-même débuté par la photographie -, qu'il y ait tout ce travail de mémoire que j'évoquais plus haut, mais aussi que le sujet résonne avec aujourd'hui. La personnalité et l'œuvre d'Ernest Cole remplissaient toutes ces conditions.
Comment vous lancez-vous concrètement dans sa réalisation ?
Tout commence par des décisions d'ordre dramaturgique. D'abord choisir qui va raconter l'histoire. Et très rapidement, je sais que c'est Ernest Cole en personne qui doit le faire. Parce qu'on l'a fait disparaître. Parce qu'il n'a pas eu voix au chapitre pendant quarante ans [Ernest Cole est décédé en 1990 - NDLR]. Raconter ce film à la première personne était un moyen de lui redonner sa dignité. Un parti pris qui accompagne mon choix, dans tous mes documentaires, de limiter au maximum les témoignages de tiers, d'experts qui trop souvent vous font perdre la maîtrise de votre propos en prenant trop de place et en transformant le tout en course aux anecdotes. En faisant de Cole le narrateur de sa propre histoire comme j'avais pu le faire avec James Baldwin sur I Am Not Your Negro, cette histoire devient inattaquable. Et ça me permet de lui donner l'occasion de répondre aux critiques qu'il a pu recevoir quand certains lui reprochaient, par exemple, d'avoir perdu au fil des années de son acuité, de sa tension, de sa passion… Quelle absurdité ! Ernest Cole était un type rongé par l'exil. L'acuité, la tension et la passion qui l'animaient ne l'ont jamais quitté. C'était physiquement impossible.
Comment se nourrit l'écriture de ce texte à la première personne ?
Je dirais d'abord que si je suis en mesure d'écrire ce film, c'est aussi parce qu'il résonne avec ma propre vie. Je connais au fond de moi ce que Cole raconte, décrit et documente, mais aussi une grande partie des gens qu'il cite, des tragédies vécues par ces gens en exil qu'il dépeint. Mais tout cela va prendre plusieurs années, le temps de prendre connaissance des archives disponibles. À partir de là, ce texte qui constitue la colonne vertébrale de ce documentaire va se développer organiquement, au fil du temps. Avec comme socle, évidemment, une analyse approfondie du texte de House of Bondage, que je lis et relis sans fin. Car c'est pour Cole le texte fondateur. Celui dans lequel il a mis toute son énergie. Celui dans lequel, avec une grande qualité d'écriture, il déploie une analyse puissante de ce qu'est l'Afrique du Sud, dans ses différences de classes et pas simplement de races. J'avais donc une base plus que solide mais je savais que j'avais besoin de davantage pour le film. Alors j'ai envoyé mon équipe à la recherche de ceux qui avaient pu le rencontrer tout au long de son existence, en Afrique du Sud, en Suède, en Angleterre et aux États-Unis pour recueillir leurs confidences afin que je puisse les trier et les retravailler sous forme de dialogues dans la bouche d'Ernest. Car dans ce documentaire, tout est authentique, je n'ai absolument rien inventé.
Comme ce mystère des négatifs laissés par Ernest Cole en Suède et qu'une banque suédoise va remettre un jour à sa famille sans expliquer qui a financé ce dépôt pendant presque quarante ans…
Ernest Cole avait confié en dépôt une partie de ses photos au collectif Tio Foto, un groupe de photographes suédois qui l'avait aidé à monter sa première exposition en Suède. Sauf que les membres de Tio Foto n'avaient pas de lieu pour protéger ces négatifs. Ils ont donc confié ce matériel à la Hasselblad Foundation par souci de sécurité et en toute confiance car il s'agit d'une véritable institution. Et c'est là que le mystère commence…
Comment intégrez-vous cette histoire à votre récit sans que cela apparaisse comme un film dans le film ?
Je ne voulais pas raconter cette histoire dans son intégralité mais témoigner. Je devais donc trouver une pirouette et surtout la bonne place pour l'insérer. Mais là encore, ça ne peut fonctionner que si ça reste organique. Je n'invente rien à froid. Je me laisse guider par mes inventions et mes découvertes.
Saviez-vous très tôt que vous prêteriez votre voix à Ernest Cole ?
Dans la version anglaise, Lakeith Stanfield s'y emploie de manière magistrale ! Pour la version française, j'avais d'abord envisagé de faire appel à un comédien. J'ai même travaillé pendant deux journées en studio avec lui, mais je me suis rendu compte que pour arriver à ce que je voulais, il me fallait au moins deux semaines et nous n'avions pas ce luxe-là. Ayant écrit chaque ligne, je connais chaque intonation, chaque silence par cœur. Et ça, je ne pouvais pas le dicter. Il fallait que l'acteur comprenne et devienne le personnage, pas simplement qu'il le joue. Ce texte ne doit pas être lu mais vécu. Il se trouve que cet acteur que j'évoquais et qui est un ami n'a pas pu aller là où je voulais avec le rythme que je voulais. C'est à ce moment-là que j'ai décidé de le faire moi-même.
Quand l'enregistrez-vous ?
Vraiment à la toute fin. Nous avons construit le montage avec une autre voix. En l'occurrence celle de mon frère, car j'avais besoin de quelqu'un de très disponible et très souple puisque chaque semaine je testais des choses différentes pour voir ce qui fonctionnait ou non. C'est un travail de haute couture. Et puis une fois la voix enregistrée, nous sommes repartis au montage. Ce film est vraiment construit à la seconde et à l'image près. Parfois je laisse un espace dans la parole de Cole pour faire ressortir un bruit… Nous avons travaillé jusqu'au mixage pour que l'ensemble soit comme une symphonie riche de plusieurs instruments.
Que diriez-vous avoir appris d'Ernest Cole au cours de toutes ces années ?
J'ai appris à le connaître, à le comprendre. Mais j'ai aussi appris à reconnaître à travers lui tout ce que j'ai vécu. Je sais que d'autres ont essayé de faire un film sur Cole, sans succès. Car ils étaient plus intéressés par le côté thriller des photos disparues. Moi, j'ai pris la logique inverse. C'est Cole qui raconte. Et Cole, cet aspect thriller ne l'intéresse pas. Mon grand plaisir est de savoir que beaucoup vont, à travers ce film, pouvoir découvrir un travail qui aurait disparu. Nous avons sauvé le soldat Cole en quelque sorte !