Embassy of Canada in France

07/01/2024 | Press release | Distributed by Public on 07/02/2024 07:57

La dignité humaine face aux deux conceptions du multilatéralisme

Allocution prononcée lors de la séance inaugurale des Journées strasbourgeoises consacrées au thème : « Dignité et Justice »

Le 1 juillet 2024, Strasbourg

Stéphane Dion - Envoyé spécial du Premier ministre Trudeau auprès de l'Union européenne et de l'Europe et Ambassadeur du Canada en France et à Monaco

Très honorable juge en chef, Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Monsieur le Premier ministre, Madame la Déléguée générale, honorables juges, magistrats, maîtres et professeurs,

Mesdames et Messieurs,

En cette occasion unique qui m'est donnée de m'adresser à la crème de la magistrature canadienne et à des juristes européens de renom, vous comprendrez que le politologue que je suis ne se risquera pas à vous donner un cours de droit. J'aborderai donc le sujet crucial du droit à la dignité, thème de ces Journées strasbourgeoises 2024, sous l'angle de la politique et de la diplomatie, les deux champs d'activité auxquelles j'ai consacré ma vie adulte. Donc, au lieu de prétendre vous expliquer votre métier, je vais vous parler du mien.

Plus précisément, j'examinerai avec vous la dignité humaine du point de vue du multilatéralisme, préoccupation majeure de tout diplomate canadien.

Après avoir décrit le multilatéralisme, je montrerai que la tension entre ses deux conceptions, la libérale et la westphalienne, doit être prise en compte pour la promotion efficace de la dignité humaine.

Le multilatéralisme

Le multilatéralisme est la coopération entre États conforme aux normes internationales. Ces normes, de portée régionale ou mondiale, sont codifiées dans des documents juridiques (chartes, accords, traités…) et institutionnalisées au moyen d'un vaste ensemble d'organisations internationales avec, à son épicentre, l'Organisation des Nations unies. Ces mécanismes institutionnalisés mettent en mouvement d'innombrables personnalités politiques, diplomates, experts, négociateurs, scientifiques, juristes, en vue d'établir une coopération entre États souverains et organisations privées dans tous les domaines.

En l'absence d'un gouvernement mondial, le multilatéralisme, tel qu'il s'est développé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, vise à éviter la loi de la jungle entre États souverains et à favoriser leur coopération pacifique vers des objectifs communs.

L'appareil institutionnel du multilatéralisme est en constant développement. Chaque année, de nouvelles normes, accords et organisations sont ajoutés, au point qu'on peut dire qu'aujourd'hui, le multilatéralisme couvre tous les domaines d'activité humaine : la paix et la sécurité, les droits de la personne, la coopération judiciaire, le développement économique et social, le commerce et les finances, la santé, l'environnement, le climat, les pêcheries, les transports et les voies de communication, l'éducation, la science et les technologies, etc.

Depuis 1945, le système multilatéral a bien servi l'humanité même si les États sont loin de toujours le respecter. Si les droits universels sont mieux respectés qu'autrefois, si la décolonisation a pu se faire, si la démocratie a pu progresser, si les pandémies sont considérablement mieux contrôlées, si l'éducation s'est répandue de façon spectaculaire, si l'extrême pauvreté a grandement reculé et si le niveau de vie a fortement augmenté, bien des causes expliquent ce progrès mais il n'aurait pas été possible si les États ne s'étaient dotés d'un ensemble d'objectifs communs, de règles juridiques, d'organisations internationales et autres moyens d'action collectifs à mettre sous le chapeau du multilatéralisme et d'un ordre international fondé sur des normes et des règles reconnues.

Le Canada a été un architecte de ces institutions multilatérales. Encore tout récemment, le Canada a participé de façon très active à la rédaction de la Convention de Budapest sur la cybercriminalité. Je mentionnerai aussi, puisque nous sommes à Strasbourg, notre contribution pour la nouvelle Convention-cadredu Conseil de l'Europe sur l'intelligence artificielle, les droits de l'homme, la démocratie et l'État de droit.

La pratique du multilatéralisme n'a jamais été facile. Il n'y a jamais eu d'âge d'or. Quand donc aurait-ileu lieu? Certainement pas durant la guerre froide. Ni durant les années quatre-vingt-dix, avec la guerre du Golfe, le génocide rwandais, les guerres yougoslaves, quantité de guerres civiles, etc. Chaque époque a connu ses difficultés. La prochaine fois que vous entendrez une personnalité politique dire que le multilatéralisme est plus menacé que jamais ou, plus emphatiquement, que « l'avenir n'a jamais été aussi incertain », vous pourriez lui suggérer de montrer plus de considérations pour les difficultés que ses prédécesseurs ont dû affronter.

La fin de la guerre froide a pu créer l'espoir que les difficultés étaient derrière nous et que le multilatéralisme allait désormais se déployer sans problème. Mais toujours, à des degrés divers, les États ont eu tendance à vouloir choisir d'observer les règles internationales qui les avantagent et à ignorer ou contourner celles qui leur déplaisent. Le multilatéralisme demeurera un système à ne pas tenir pour acquis, exigeant une attention constante, dans un monde fondamentalement régi par la souveraineté des États.

La difficulté la plus inhérente tient à la tension permanente entre les deux conceptions du multilatéralisme : la conception westphalienne et la conception libérale.

Les deux conceptions du multilatéralisme

La conception westphalienne tire son nom des fameux traités de Westphalie, ratifiés en 1649, qui, entre autres choses, ont apaisé les guerres de Religion en Europe en menant au principe qu'au lieu de chercher à imposer par les armes une seule religion à tous, on accepterait que chaque État prenne la religion de son prince.

En termes modernes, la conception westphalienne est celle selon laquelle les États coopèrent sans s'immiscer dans les affaires intérieures des autres. Elle est institutionnalisée par le Paragraphe 7 de l'Article 2de la Charte des Nations unies : « Aucune disposition de la présente Charte n'autorise les Nations unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un État ».

La conception libérale, elle, met le multilatéralisme au service de la promotion des droits universels. Elle est explicitée dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, qui précise les droits liés à la dignité de chaque être humain qui doivent être protégés partout sur cette planète. Son article premier énonce, comme vous le savez, que : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » La dignité égale est le droit de base, inaliénable, commun à tous les êtres humains.

Donc, d'une part, la conception westphalienne vise à permettre la coopération entre régimes politiques différents, concurrents ou rivaux, y compris entre régimes démocratiques et autocratiques. D'autre part, la conception libérale vise à établir partout sur la planète la dignité humaine, avec les droits universels qui y sont rattachés : le droit à la vie, la liberté, l'égalité, la fraternité, les libertés d'opinion, d'expression, de religion, de déplacement, la présomption d'innocence, les libertés politiques et les droits économiques et sociaux. Avec aussi la primauté du droit - ce principe qui veut que nul ne soit au-dessusde la loi et certainement pas ceux qui la font.

Il faut souligner le caractère vraiment universel de ces droits dont aucun être humain ne devrait être privé au nom d'on ne sait quel relativisme culturel. Cette déclaration n'est pas exclusivement occidentale, elle a une portée universelle. Ce n'est pas parce que des droits ont surtout été formulés dans une région du monde qu'ils doivent être réservés à cette seule région. Ou alors seuls les Grecs sont faits pour la démocratie!

Lorsque la Déclaration a été proclamée, à Paris, le 10 décembre 1948, l'Organisation des Nations unies comptait 58 membres. Aucun n'a voté contre, 48 ont voté pour, deux n'ont pas pris part au vote, et huit se sont abstenus, dont six pays alors sous un régime communiste, en plus de l'Afrique du Sud (où sévissait l'apartheid) et de l'Arabie saoudite (qui a évoqué une incompatibilité avec la charia). Mais sept pays musulmans ont voté en faveur de la Déclaration. Des pays de tous les continents lui ont donné leur appui.

En tant que Canadien, je suis fier que ce soit un compatriote, John Humphrey, alors Directeur de la division des droits de l'homme de l'ONU, qui ait rédigé la première version de ce document fondamental. Je suis surtout fier que ce Canadien ait su exprimer les droits de tous les êtres humains, quels que soient leur appartenance nationale, leur sexe, leur religion et leurs traits culturels ou ethniques.

La tension entre la conception westphalienne et la conception libérale du multilatéralisme est particulièrement ressentie par les démocraties libérales car elles poursuivent cette double aspiration. Elles veulent à la fois promouvoir les droits universels à la liberté et à la démocratie, et traiter avec les régimes autocratiques afin de faire progresser les objectifs de paix et de développement durable.

Aujourd'hui, la tension ou rivalité inhérente entre les conceptions westphalienne et libérale est exacerbée par deux tendances: d'une part, l'interdépendance (géopolitique, commerciale, scientifique, environnementale…) entre les États démocratiques et certains régimes autocratiques s'est considérablement accrue, notamment avec la Chine. D'autre part, les violations des droits universels perpétrées par les régimes autocratiques sont devenues, grâce aux nouveaux médias, plus visibles et connues, et sont donc d'autant moins tolérées par les opinions publiques des pays démocratiques. Résultat : nous sanctionnons de plus en plus de régimes avec lesquels nous commerçons et interagissons de plus en plus.

Nous souhaitons les deux aspirations - les droits universels et la coopération entre régimes - et nous avons raison de le faire, mais ce n'est pas chose facile. Ce ne l'a jamais été.

Certains voudraient renoncer à la conception westphalienne pour parler haut et fort en toutes circonstances pour la défense des droits. Mais est-cevraiment toujours la meilleure façon de promouvoir ces droits dans la réalité d'aujourd'hui? Prenons comme exemple la situation dans laquelle s'est trouvé le ministre canadien de l'Environnement et du Changement climatique, l'honorable Steven Guilbeault, lorsqu'il a dû co-présider, avec son homologue chinois, la 15e conférence des Nations unies sur la biodiversité, à Montréal, en décembre 2022. Si le ministre canadien avait profité de cette tribune pour dénoncer le régime chinois, il aurait à coup sûr fait échouer la conférence. Au lieu de cela, sa coopération étroite avec le ministre chinois a permis à l'humanité d'être mieux équipée pour protéger la biodiversité et promouvoir le droit de tous les êtres humains à un environnement sain.

Un autre exemple est l'appui qu'il faut donner à l'Ukraine aux prises avec la guerre d'agression de Poutine. On pourrait se contenter de solliciter l'appui des seuls pays démocratiques. Mais ce serait là une erreur car il s'agit d'un enjeu d'une portée universelle qui transcende les différences entre régimes. La preuve doit être faite une fois pour toute qu'un pays ne gagne rien à tenter d'envahir son voisin. Il faut démontrer, pour le bien de tous, que le crime d'invasion ne paie pas.

Donc, il n'y a pas à s'en sortir : il nous faut tirer le meilleur parti des deux conceptions du multilatéralisme, westphalienne et libérale. Les deux sont nécessaires pour surmonter tous les immenses défis auxquels l'humanité est confrontée, notamment : stopper la résurgence de la guerre, de ne pas relancer la course aux armements nucléaires, lutter contre les terribles conséquences du changement climatique et de l'effondrement de la biodiversité, nourrir bientôt neuf milliards d'êtres humains sans épuiser nos écosystèmes, garantir partout l'accès à l'eau douce et ne pas la laisser devenir une source de conflit, protéger les populations du terrorisme international et des cyberattaques, mettre fin à l'évasion fiscale à grande échelle, gérer humainement les flux migratoires et enrayer leurs causes.

Aucun de ces grands enjeux mondiaux ne peux être surmonté sans un multilatéralisme toujours plus efficace, soutenu par une ample coopération entre régimes différents, ni sans avancée de la démocratie, de l'État de droit et des droits universels, avec, en tout premier lieu, le droit égal de tous les humains à la dignité.

Voilà un dilemme de notre temps. J'invite cette assemblée à s'y pencher, elle qui compte en son sein parmi les meilleurs juristes du monde. La question vous est posée : en ce monde imparfait, comment faire progresser la dignité humaine? Nous entendrons vos réponses avec grand intérêt. No pressure! Excellentes Journées strasbourgeoises!

Date de modification: 2024-07-02